Le ministre de la culture vient de lancer la nouvelle campagne pour les albums des jeunes architectes et paysagistes. C'est l'occasion de publier un texte paru l'an dernier: la Société Française des Architectes avait lancé un appel à articles pour son bulletin consacré à l'enseignement, j'avais envoyé le texte qui suit et ils l'avaient publié. Il avait été écrit avant les élections présidentielles et législatives, ce qui explique la fin.
TRIOMPHE DE MME VERDURIN
Monde de l'architecture, architecture mondaine
- Es-tu content ? Es-tu toujours content ?
le Diable s'adressant au
Soldat, dans
Histoire du Soldat
(L.-F. Ramuz et Igor Stravinsky)
Pour faire partie du « petit noyau », du
« petit groupe », du « petit clan » des Verdurin, une
condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer
tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste protégé
par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait : « Ça ne
devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça ! »,
« enfonçait » à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard
avait plus de diagnostic que Potain. Toute « nouvelle recrue » à qui
les Verdurin ne pouvaient pas persuader que les soirées des gens qui n’allaient
pas chez eux étaient ennuyeuses comme la pluie, se voyait immédiatement
exclue.
Marcel Proust, Du côté de
chez Swann
L'an dernier, le cours de littérature d'Antoine Compagnon
au Collège de France était intitulé « 1966 : Annus
mirabilis ». Il portait sur le moment charnière des années 1965-1966
que Compagnon considère comme une sorte d'épiphanie dans la vie intellectuelle
française de l'après-guerre.
Dans la chronologie de la vie culturelle et politique qui
accompagne son cours – et qui témoigne effectivement de la richesse de la
période – aucune occurrence ne se rapporte directement à l'architecture. Une,
quand même, s'y rattache par la bande : la nomination de Paul Delouvrier
comme préfet de la région de Paris en septembre 1966.
C'est peut-être qu'en France, cette
année n'est pas aussi brillante dans le champ de l'architecture qu'ailleurs...
Les grands ensembles se construisent à tour de bras, dessinés par des agences d'affaires qui reproduisent le même dessin en
nombre. Les agences qui comptent dans le paysage économique ne sont pas celles
où l'on pense, et celles où l'on pense sont peu nombreuses. Le Corbusier est
mort en août 1965 ; quelques solides professionnels font une architecture
respectable de grands projets d'aménagements, mais les « auteurs »
qui arrivent à construire sont finalement très peu nombreux : l'atelier de
Montrouge, l'AUA, Edouard Albert, Candilis-Josic-Woods, Roland Simounet, Roland
Schweitzer. D'ailleurs, dans le monde d'alors, les grands architectes
construisent peu, à quelques exceptions près.
Les revues ? L'Architecture d'aujourd'hui
publie alors tout ce qui se construit, sans critique véritablement structurée
et sans faire la différence entre architecture et construction.
La critique, d'ailleurs ? Elle est, alors,
pratiquement inexistante en France. On reprochera plus tard à Sartre d'avoir
laissé se construire Sarcelles sans en dire mot, mais c'est la société toute
entière qui ne semble pas s'apercevoir de ce qui se passe autour d'elle, et la
politique ne parle guère de la ville. La droite y fait des affaires et la
gauche estime que ce sont les changements de rapports économiques qui priment.
Il y a quelques rares exceptions, dont Guy Debord ou Henri Lefebvre. En Italie,
la pensée urbaine se renouvelle à Venise, Casabella est dirigée par
Ernesto Rogers jusqu'en 1965, Francesco Rosi a tourné Main basse sur la
ville en 1963.
En France, la critique se développera plus tard. Le
bulletin Architecture Mouvement Continuité (le titre « fait
époque » comme on disait alors), créé en 1967 par la SADG, deviendra
plusieurs années après, sous Jacques Lucan, Patrice Noviant et Olivier Girard,
le lieu de rassemblement des très jeunes architectes formés autour de 1968.
Dans la presse « généraliste », André Fermigier, d'abord critique à l'Observateur
puis au Monde, va défendre le patrimoine, critiquer l'aménagement urbain
fait à marche forcée et ridiculiser la prétention de l'architecture officielle
gaullo-pompidolienne et les projets de promoteurs.
L'enseignement ? C'est est le grand malade de
l'époque. Une école des Beaux-Arts sclérosée, alors férocement
anti-intellectuelle, où l'apprentissage du logement collectif et de l'espace
urbain est absent. Quelques étudiants plus exigeants se forment pratiquement
seuls ou dans des ateliers relativement marginaux (comme celui de Jean Bossu)
mais le niveau global est très faible, l'image de l'architecte-artiste adepte
du « grand geste architectural », sans comptes à rendre, sans cerveau
et sans responsabilité sociale, prédomine.
La construction ? Elle est le fait de grosses agences
anonymes ; les prix
de Rome deviennent Architectes en chefs des bâtiments civils et palais
nationaux à leur retour d'Italie et trustent la construction des bâtiments
publics qui couvrent le territoire, ainsi que celle de nombreux grands
ensembles : ils forment un corps où les édiles et les administrations
puisent. La plupart des bâtiments publics construits alors n'ont aucune qualité
urbaine, de statut ou de représentation. C'est l'alliance entre les
« grands gestes » beaux-arts et la technocratie des aménageurs que
dénoncera Fermigier à propos des premiers projets des Halles.
La ville ? Sa croissance se fait dans un dispositif
entièrement soumis à la logique économique ; on construit rapidement, là
où le terrain n'est pas cher, de vastes ensembles où la satisfaction des
besoins en logements ne s'accompagne d'aucune production d'espace urbain
qualifié. Il y a une déconnexion complète du logement et de l'espace urbain.
La technocratie des Ponts et Chaussées organise la
croissance urbaine, et les villes nouvelles viennent d'être créées en
1965 : les moyens de l'État sont mis au service de ces agglomérations sans
paysage, sans mairie et sans ordre. Dans ce chaos qui prétend mettre fin au
désordre, un peu plus tard, quelques architectes pourront quand même par la
bande construire quelques bons bâtiments de logements. Cela ne suffit pas,
quarante ans plus tard, à sauver ces prétendues villes de l'échec complet.
Le ministère ? L'architecture dépend alors de celui
de l'équipement, et son enseignement de celui de la culture. À ce dernier poste
c'est Malraux : flamboyant et historique, gesticulant et inefficace,
gaullien.
***
Presque cinquante ans plus tard, en 2011, on pourrait
croire que ce monde à disparu et que l'architecture et la construction, en
France, ont bien changé.
L'enseignement ? Il est de nouveau le grand malade de
l'époque. Les années qui suivirent mai 68 virent les tentatives de réconcilier
la modernité et l'espace urbain aboutir dans quelques écoles remarquables.
Depuis, on est revenu à une pensée de la pédagogie de l'architecture plus
facilement compréhensible par les autorités de
tutelle : plus universitaire, plus livresque et plus artistique en même
temps : mais beaucoup plus faible aussi. On n'a jamais fait autant de
« recherche » dans les écoles d'architecture, et on n'y a jamais
aussi peu produit de savoir.
Les écoles sont devenues de petites principautés découpées
en minuscules territoires jaloux, où le saupoudrage tient lieu de politique
pédagogique. En atelier de projet, les étudiants sont de nouveau considérés
comme des « artistes », le geste et le « concept » y
tiennent lieu de réflexion ; dans les autres cours on poursuit une
image universitaire, le savoir semble destiné à éloigner du faire. Quand ils
sont vraiment trop mal formés, les étudiants décident de faire de la recherche,
pour enseigner plus tard. Grâce à de séduisantes innovations administratives
les étudiants peuvent papillonner en Europe entre toutes sortes de mauvaises
écoles, histoire d'avoir l'insatisfaction satisfaite. Le niveau est très
faible, l'image de l'architecte-artiste adepte du « grand geste
architectural », sans comptes à rendre, sans cerveau et sans
responsabilité sociale, prédomine.
Le recrutement des enseignants se fait par un concours
national : il y a quelques années, sur cinq professeurs nommés, quatre
n'avaient jamais construit un bâtiment. Le niveau intellectuel a du s'élever
depuis 1966 puisqu'il faut maintenant – au moins officiellement – avoir un
doctorat pour être maître assistant, et une habilitation à diriger des
recherches pour être professeur. Mais bizarrement, le doctorat en architecture
n'existe pas.
Les revues ? L'Architecture d'Aujourd'hui a
disparu (on me dit que non ? Il faudra vérifier) et l'AMC
d'aujourd'hui a pris sa place pour publier tout et tout ce qui se construit,
sans recul critique et sans plus qu'avant faire la différence entre
architecture et construction. Sa position théorique c'est de ne pas en avoir.
Leurs sœurs des années 70 ou 80, dirigées par Bernard Huet (AA) ou Jacques
Lucan (AMC), n'existent plus. Des revues qui publient des textes de fond et des
analyses poussées de projets, j'en connais peu hormis le Visiteur.
La critique est moribonde, mais pas seulement en France et
pas seulement dans la presse architecturale. André Fermigier est mort et n'a
jamais été remplacé, les journalistes d'architecture ont remplacé les
critiques. Ils « rendent compte », ils aiment tout, et semblent pour
la plupart considérer, à l'image de Libération ou de Wallpaper,
que l'architecture et le design, c'est pareil : c'est drôlement chic en
tout cas. L'idée de commenter un plan ou une coupe ne leur viendra pas, c'est
sûrement trop compliqué. On distribue des prix à tour de bras pour couronner
des projets tous semblables et aussitôt oubliés.
La ville ? Sa croissance se fait plus que jamais dans
un dispositif entièrement soumis à la logique économique ; on construit
beaucoup, là où le terrain n'est pas cher, des vastes lotissements et des zones
commerciales où la consommation ne s'accompagne d'aucune production d'espace
urbain qualifié. « citoyen » est dans toutes les bouches, mais le
mot est utilisé à proportion de la disparition de la chose. En fait toujours
moins citoyen, chacun est toujours plus consommateur.
La technocratie organise de nouveau la croissance ;
les villes nouvelles sont un désastre, mais on continue, encore plus loin, chez
Disney. Et puis de nouveau on construit de vastes réseaux, comme autrefois des
autoroutes : le super métro du grand Paris, s'il voit le jour, servira à
urbaniser des zones encore vides pour le plus grand profit des promoteurs, sans
que les mal logés et les mal transportés d'aujourd'hui y trouvent aucun compte.
La politique s'est emparée de la ville pour n'en faire rien.
La construction ? Les prix de Rome, choisis sur des
« rendus » spectaculaires et des « partis » bien simples à
lire ont disparu après 1968 ; avec eux, les architectes en chef des
bâtiments civils et palais nationaux. Comme ils devaient manquaient à
l'administration, ils ont été rétablis il y a dix ans sous le nom de
« nouveaux albums de la jeune architecture ». Leurs
« rendus » sont toujours spectaculaires mais maintenant photoshoppés.
Les partis quant à eux sont encore plus faciles à lire que du temps des prix de
Rome : tout le monde fait la même boîte, seul le revêtement change
(« vous la préférez en vert pomme ou en orange fluo ? Jaune
devant ? Marron derrière ? ») . Les maires anxieux de devoir sélectionner
un architecte parmi des candidats trop nombreux peuvent choisir avec
soulagement des équipes estampillés par le Ministère et qui leur font du vieux
avec du neuf ; ces architectes là, au moins, n'ennuieront personne en
voulant « faire la ville », apporter un peu d'espace public avec leur
bâtiment ou – encore moins – changer le monde. Avec eux, l'académisme inculte
et satisfait triomphe sous le masque d'une triste avant-garde
« artiste » et désinvolte, qui, surtout, ne dérange personne – sauf
les habitants des logements qu'ils bâclent et les enfants qui grandissent dans
leurs écoles sans lumière.
Les prix de Rome d'autrefois allaient à la villa Médicis :
il en existe aujourd'hui une sorte d'équivalent. Beaucoup moins agréable quant
au lieu lui-même, assurément, mais il faut aussi y être passé pour être un nom,
pour construire, être publié, récompensé, primé, construire de nouveau,
exposer : ce lieu qui fait les réputations, qui tranche des jurys et des
choix, ce lieu qui décide qui est in et qui out, ce lieu où l'on
vous explique que pour réussir comme architecte il faut être « mondain et
léger », cet endroit est à Paris, c'est un pavillon d'exposition, nommé de
l'Arsenal.
L'Arsenal, à sa manière, nous rappelle aussi les années
60 : la Doxa répète sans cesse aujourd'hui que, pour la génération
post-moderne, les idéologies ont disparu : quelle erreur ! L'Arsenal
est la preuve que l'idéologie existe encore ; une idéologie du toc, du
chic à la gomme, des façades vert pomme et orange fluo, des logements
mono-orientés au nord et des cuisines sans jour, de la même forme molle pour
les bâtiments qu'on y expose et pour les petits fours servis à chaque
inauguration où se pressent les amis de la patronne qui sont tellement
sympathiques et fun.
Les autres ? des rabat-joie, des « ennuyeux »
comme les appelle Mme Verdurin, des importuns si fâcheux quand ils soutiennent
que faire des logements c'est difficile, que le plan c'est important, que la
qualité d'usage est la condition d'existence de l'architecture, que la
générosité d'un projet est essentielle pour la ville et pour l'espace urbain ou
que la rationalité doit guider les architectes. Ceux-là ne seront pas invités
chez Mme Verdurin, ils ne construiront pas, Mme Verdurin n'organisera pas pour
ses amis de visite de leurs bâtiments construits : il ne manquerait plus
que ça ! Mme Verdurin soutient son clan et « comme disait M.
Verdurin : "tout pour les amis, vivent les camarades !" ».
Il est triste que ce soit une municipalité de gauche qui
ait fait de cet ancien lieu de débat et d'exposition ce qu'il est devenu. La
ville – où l'on invoque sans cesse l'importance du logement social – y promeut
maintenant avec constance la mochardise toc et la branchitude éphémère des
pires coteries salonnardes. On s'y enchante de la désolante tour Triangle du
groupe Unibail comme on défigure avec enthousiasme les serres d'Auteuil
(dépêchez-vous d'aller les visiter avant qu'elles aient été Rolland-Garossées).
Le pire reste peut-être à venir : dans le Temps
retrouvé, Mme Verdurin est devenue princesse de Guermantes et règne sur le
faubourg Saint-Germain tout entier : on aimerait être sûr que rien de tel
n'arrivera en 2012 si, comme je l'espère par ailleurs, la gauche l'emportait.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire