lundi 29 juillet 2013

Triomphe de Mme Verdurin




Le ministre de la culture vient de lancer la nouvelle campagne pour les albums des jeunes architectes et paysagistes. C'est l'occasion de publier un texte paru l'an dernier: la Société Française des Architectes avait lancé un appel à articles pour son bulletin consacré à l'enseignement, j'avais envoyé le texte qui suit et ils l'avaient publié. Il avait été écrit avant les élections présidentielles et législatives, ce qui explique la fin.



TRIOMPHE DE MME VERDURIN
Monde de l'architecture, architecture mondaine
 

- Es-tu content ? Es-tu toujours content ?
le Diable s'adressant au Soldat, dans
 Histoire du Soldat
(L.-F. Ramuz et Igor Stravinsky)


Pour faire partie du « petit noyau », du « petit groupe », du « petit clan » des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste protégé par Mme Verdurin cette année-là et dont elle di­sait : « Ça ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça ! », « enfonçait » à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cot­tard avait plus de diagnostic que Potain. Toute « nouvelle recrue » à qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que les soirées des gens qui n’allaient pas chez eux étaient ennuyeuses comme la pluie, se voyait im­médiatement exclue.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann


L'an dernier, le cours de littérature d'Antoine Compagnon au Collège de France était intitulé « 1966 : Annus mirabilis ». Il portait sur le moment charnière des années 1965-1966 que Compagnon considère comme une sorte d'épiphanie dans la vie intellectuelle française de l'après-guerre.
Dans la chronologie de la vie culturelle et politique qui accompagne son cours – et qui témoigne effectivement de la richesse de la période – aucune occurrence ne se rapporte directement à l'architecture. Une, quand même, s'y rattache par la bande : la nomination de Paul Delouvrier comme préfet de la région de Paris en septembre 1966.
 C'est peut-être qu'en France, cette année n'est pas aussi brillante dans le champ de l'architecture qu'ailleurs... Les grands ensembles se construisent à tour de bras, dessinés par des agences d'affaires qui reproduisent le même dessin en nombre. Les agences qui comptent dans le paysage économique ne sont pas celles où l'on pense, et celles où l'on pense sont peu nombreuses. Le Corbusier est mort en août 1965 ; quelques solides professionnels font une architecture respectable de grands projets d'aménagements, mais les « auteurs » qui arrivent à construire sont finalement très peu nombreux : l'atelier de Montrouge, l'AUA, Edouard Albert, Candilis-Josic-Woods, Roland Simounet, Roland Schweitzer. D'ailleurs, dans le monde d'alors, les grands architectes construisent peu, à quelques exceptions près.

Les revues ? L'Architecture d'aujourd'hui publie alors tout ce qui se construit, sans critique véritablement structurée et sans faire la différence entre architecture et construction.
La critique, d'ailleurs ? Elle est, alors, pratiquement inexistante en France. On reprochera plus tard à Sartre d'avoir laissé se construire Sarcelles sans en dire mot, mais c'est la société toute entière qui ne semble pas s'apercevoir de ce qui se passe autour d'elle, et la politique ne parle guère de la ville. La droite y fait des affaires et la gauche estime que ce sont les changements de rapports économiques qui priment. Il y a quelques rares exceptions, dont Guy Debord ou Henri Lefebvre. En Italie, la pensée urbaine se renouvelle à Venise, Casabella est dirigée par Ernesto Rogers jusqu'en 1965, Francesco Rosi a tourné Main basse sur la ville en 1963.
En France, la critique se développera plus tard. Le bulletin Architecture Mouvement Continuité (le titre « fait époque » comme on disait alors), créé en 1967 par la SADG, deviendra plusieurs années après, sous Jacques Lucan, Patrice Noviant et Olivier Girard, le lieu de rassemblement des très jeunes architectes formés autour de 1968. Dans la presse « généraliste », André Fermigier, d'abord critique à l'Observateur puis au Monde, va défendre le patrimoine, critiquer l'aménagement urbain fait à marche forcée et ridiculiser la prétention de l'architecture officielle gaullo-pompidolienne et les projets de promoteurs.

L'enseignement ? C'est est le grand malade de l'époque. Une école des Beaux-Arts sclérosée, alors férocement anti-intellectuelle, où l'apprentissage du logement collectif et de l'espace urbain est absent. Quelques étudiants plus exigeants se forment pratiquement seuls ou dans des ateliers relativement marginaux (comme celui de Jean Bossu) mais le niveau global est très faible, l'image de l'architecte-artiste adepte du « grand geste architectural », sans comptes à rendre, sans cerveau et sans responsabilité sociale, prédomine.

La construction ? Elle est le fait de grosses agences anonymes ; les prix de Rome deviennent Architectes en chefs des bâtiments civils et palais nationaux à leur retour d'Italie et trustent la construction des bâtiments publics qui couvrent le territoire, ainsi que celle de nombreux grands ensembles : ils forment un corps où les édiles et les administrations puisent. La plupart des bâtiments publics construits alors n'ont aucune qualité urbaine, de statut ou de représentation. C'est l'alliance entre les « grands gestes » beaux-arts et la technocratie des aménageurs que dénoncera Fermigier à propos des premiers projets des Halles.

La ville ? Sa croissance se fait dans un dispositif entièrement soumis à la logique économique ; on construit rapidement, là où le terrain n'est pas cher, de vastes ensembles où la satisfaction des besoins en logements ne s'accompagne d'aucune production d'espace urbain qualifié. Il y a une déconnexion complète du logement et de l'espace urbain.
La technocratie des Ponts et Chaussées organise la croissance urbaine, et les villes nouvelles viennent d'être créées en 1965 : les moyens de l'État sont mis au service de ces agglomérations sans paysage, sans mairie et sans ordre. Dans ce chaos qui prétend mettre fin au désordre, un peu plus tard, quelques architectes pourront quand même par la bande construire quelques bons bâtiments de logements. Cela ne suffit pas, quarante ans plus tard, à sauver ces prétendues villes de l'échec complet.

Le ministère ? L'architecture dépend alors de celui de l'équipement, et son enseignement de celui de la culture. À ce dernier poste c'est Malraux : flamboyant et historique, gesticulant et inefficace, gaullien.

***

Presque cinquante ans plus tard, en 2011, on pourrait croire que ce monde à disparu et que l'architecture et la construction, en France, ont bien changé.

L'enseignement ? Il est de nouveau le grand malade de l'époque. Les années qui suivirent mai 68 virent les tentatives de réconcilier la modernité et l'espace urbain aboutir dans quelques écoles remarquables. Depuis, on est revenu à une pensée de la pédagogie de l'architecture plus facilement compréhensible par les autorités de tutelle : plus universitaire, plus livresque et plus artistique en même temps : mais beaucoup plus faible aussi. On n'a jamais fait autant de « recherche » dans les écoles d'architecture, et on n'y a jamais aussi peu produit de savoir.
Les écoles sont devenues de petites principautés découpées en minuscules territoires jaloux, où le saupoudrage tient lieu de politique pédagogique. En atelier de projet, les étudiants sont de nouveau considérés comme des « artistes », le geste et le « concept » y tiennent lieu de réflexion ; dans les autres cours on  poursuit une image universitaire, le savoir semble destiné à éloigner du faire. Quand ils sont vraiment trop mal formés, les étudiants décident de faire de la recherche, pour enseigner plus tard. Grâce à de séduisantes innovations administratives les étudiants peuvent papillonner en Europe entre toutes sortes de mauvaises écoles, histoire d'avoir l'insatisfaction satisfaite. Le niveau est très faible, l'image de l'architecte-artiste adepte du « grand geste architectural », sans comptes à rendre, sans cerveau et sans responsabilité sociale, prédomine.
Le recrutement des enseignants se fait par un concours national : il y a quelques années, sur cinq professeurs nommés, quatre n'avaient jamais construit un bâtiment. Le niveau intellectuel a du s'élever depuis 1966 puisqu'il faut maintenant – au moins officiellement – avoir un doctorat pour être maître assistant, et une habilitation à diriger des recherches pour être professeur. Mais bizarrement, le doctorat en architecture n'existe pas.

Les revues ? L'Architecture d'Aujourd'hui a disparu (on me dit que non ? Il faudra vérifier) et l'AMC d'aujourd'hui a pris sa place pour publier tout et tout ce qui se construit, sans recul critique et sans plus qu'avant faire la différence entre architecture et construction. Sa position théorique c'est de ne pas en avoir. Leurs sœurs des années 70 ou 80, dirigées par Bernard Huet (AA) ou Jacques Lucan (AMC), n'existent plus. Des revues qui publient des textes de fond et des analyses poussées de projets, j'en connais peu hormis le Visiteur.
La critique est moribonde, mais pas seulement en France et pas seulement dans la presse architecturale. André Fermigier est mort et n'a jamais été remplacé, les journalistes d'architecture ont remplacé les critiques. Ils « rendent compte », ils aiment tout, et semblent pour la plupart considérer, à l'image de Libération ou de Wallpaper, que l'architecture et le design, c'est pareil : c'est drôlement chic en tout cas. L'idée de commenter un plan ou une coupe ne leur viendra pas, c'est sûrement trop compliqué. On distribue des prix à tour de bras pour couronner des projets tous semblables et aussitôt oubliés.

La ville ? Sa croissance se fait plus que jamais dans un dispositif entièrement soumis à la logique économique ; on construit beaucoup, là où le terrain n'est pas cher, des vastes lotissements et des zones commerciales où la consommation ne s'accompagne d'aucune production d'espace urbain qualifié. « citoyen » est dans toutes les bouches, mais le mot est utilisé à proportion de la disparition de la chose. En fait toujours moins citoyen, chacun est toujours plus consommateur.
La technocratie organise de nouveau la croissance ; les villes nouvelles sont un désastre, mais on continue, encore plus loin, chez Disney. Et puis de nouveau on construit de vastes réseaux, comme autrefois des autoroutes : le super métro du grand Paris, s'il voit le jour, servira à urbaniser des zones encore vides pour le plus grand profit des promoteurs, sans que les mal logés et les mal transportés d'aujourd'hui y trouvent aucun compte. La politique s'est emparée de la ville pour n'en faire rien.

La construction ? Les prix de Rome, choisis sur des « rendus » spectaculaires et des « partis » bien simples à lire ont disparu après 1968 ; avec eux, les architectes en chef des bâtiments civils et palais nationaux. Comme ils devaient manquaient à l'administration, ils ont été rétablis il y a dix ans sous le nom de « nouveaux albums de la jeune architecture ». Leurs « rendus » sont toujours spectaculaires mais maintenant photoshoppés. Les partis quant à eux sont encore plus faciles à lire que du temps des prix de Rome : tout le monde fait la même boîte, seul le revêtement change (« vous la préférez en vert pomme ou en orange fluo ? Jaune devant ? Marron derrière ? ») . Les maires anxieux de devoir sélectionner un architecte parmi des candidats trop nombreux peuvent choisir avec soulagement des équipes estampillés par le Ministère et qui leur font du vieux avec du neuf ; ces architectes là, au moins, n'ennuieront personne en voulant « faire la ville », apporter un peu d'espace public avec leur bâtiment ou – encore moins – changer le monde. Avec eux, l'académisme inculte et satisfait triomphe sous le masque d'une triste avant-garde « artiste » et désinvolte, qui, surtout, ne dérange personne – sauf les habitants des logements qu'ils bâclent et les enfants qui grandissent dans leurs écoles sans lumière.

Les prix de Rome d'autrefois allaient à la villa Médicis : il en existe aujourd'hui une sorte d'équivalent. Beaucoup moins agréable quant au lieu lui-même, assurément, mais il faut aussi y être passé pour être un nom, pour construire, être publié, récompensé, primé, construire de nouveau, exposer : ce lieu qui fait les réputations, qui tranche des jurys et des choix, ce lieu qui décide qui est in et qui out, ce lieu où l'on vous explique que pour réussir comme architecte il faut être « mondain et léger », cet endroit est à Paris, c'est un pavillon d'exposition, nommé de l'Arsenal.

L'Arsenal, à sa manière, nous rappelle aussi les années 60 : la Doxa répète sans cesse aujourd'hui que, pour la génération post-moderne, les idéologies ont disparu : quelle erreur ! L'Arsenal est la preuve que l'idéologie existe encore ; une idéologie du toc, du chic à la gomme, des façades vert pomme et orange fluo, des logements mono-orientés au nord et des cuisines sans jour, de la même forme molle pour les bâtiments qu'on y expose et pour les petits fours servis à chaque inauguration où se pressent les amis de la patronne qui sont tellement sympathiques et fun.
Les autres ? des rabat-joie, des « ennuyeux » comme les appelle Mme Verdurin, des importuns si fâcheux quand ils soutiennent que faire des logements c'est difficile, que le plan c'est important, que la qualité d'usage est la condition d'existence de l'architecture, que la générosité d'un projet est essentielle pour la ville et pour l'espace urbain ou que la rationalité doit guider les architectes. Ceux-là ne seront pas invités chez Mme Verdurin, ils ne construiront pas, Mme Verdurin n'organisera pas pour ses amis de visite de leurs bâtiments construits : il ne manquerait plus que ça ! Mme Verdurin soutient son clan et « comme disait M. Verdurin : "tout pour les amis, vivent les camarades !" ».
Il est triste que ce soit une municipalité de gauche qui ait fait de cet ancien lieu de débat et d'exposition ce qu'il est devenu. La ville – où l'on invoque sans cesse l'importance du logement social – y promeut maintenant avec constance la mochardise toc et la branchitude éphémère des pires coteries salonnardes. On s'y enchante de la désolante tour Triangle du groupe Unibail comme on défigure avec enthousiasme les serres d'Auteuil (dépêchez-vous d'aller les visiter avant qu'elles aient été Rolland-Garossées).

Le pire reste peut-être à venir : dans le Temps retrouvé, Mme Verdurin est devenue princesse de Guermantes et règne sur le faubourg Saint-Germain tout entier : on aimerait être sûr que rien de tel n'arrivera en 2012 si, comme je l'espère par ailleurs, la gauche l'emportait.

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